June 29. 1984


Les Chanteurs en uniforme

Par Jean-François Briane



ENGLISH TRANSLATION
By John Skippen



On récompensait à Paris les espoirs du chant... Quelques talents, mais aussi beaucoup d'éffort et trop de mimètisme.

"Le 2, le 5 et le 6, sans aucun doute." "Non, vraiment, le 4 a toutes ses chances. "Nous ne sommes ni à Auteuil ni dans un bureau de Loto, seulement à l'entracte de la finale du Concours international de chant de Paris, qui vient de se tenir au Théatre des Champs-Elysées. Mais ces conversations de pronostics résument bien l'ambiance bachoteuse, légerement indifférente, qui règne dans la salle. Au premier balcon, le jury, en pleine Iumière, fait face aux candidats, dominé par trois prêtresses casquées comme des Walkyries: Elisabeth Schwarzkopf, Rita Streich et Mady Mesplé. De quoi s'étrangler d'émotion.

L'une des vocations de ce Concours (fondé en 1967) est, bien sür, la défense de la musique française, et chaque candidat doit interpréter des mélodies de Berlioz, Debussy, Ravel, Poulenc, etc. Donald Collup, jolie voixraffinée de baryton, aux accents sensuels, séduit avec "Nos souvenirs" et la "Sérénade italienne" de Chausson ; il reçoit le Prix de la mélodie française. Mais, cette fois, comme en 1982, le jury dèlibère longtemps et ne déceme pas de Grand Prix. Le paramètre du trac ou de l'intimidation que suscite le public (la carrière pas encore commencée et déja la presse sur le dos) ne suffit sans doute pas à expliquer l'absence d'émotions fortes au cours de la soirée. Parmi les dix autres prix, rien ne relève du coup de foudre. On a le sentiment d'avoir assisté à une présentation de pièces détachées, pas d'avoir entendu des voix.

Par une simple coincidence, à quelques jours de là. Le 18 juin, le ministère de la Culture a rendu officielles des mesures en faveur du chant. Elles concernent la formation, celle des professeurs comprise, la promotion et míme quelques précautions baroques comme le suivi médical des chanteurs en route vers la gloire. Jacques Bourgeois est nommé conseiller à la Direction de la musique pour le chant. Mais en attendant Iíeffet possible de ces remèdes à plus ou moins brève échéance, le chant français semble bien mal en point. Loin des chanteurs des générations précédentes, Régine Crespin, ou, avant elle, Georges Thill, Berthe Monmart, André Pernet, Denise Duval, Geneviève Moizan, et à peine ranim3; aujourd'hui par les promesses de quelques talents nouveaux, comme celui de Philippe Rouillon, que I'on a pu entendre dans un petit rõ1e à I'Opéra de Paris, pour "lphigénie en Tauride".

Le traditionnel concours du Conservatoire de Paris, qui se déroulait les 18 et 19 juin, était une autre occasion de s'interroger sur état du chant français, de se poser les mímes questions. Dans I'écrin crème aux dorures confondues de la salle Gaveau, Iéclairage est aussi cru qu'aux Champs Elysées, I'ambiance diffère: moins de mondanités, des passions plus retenues (prix d'entrée réduit pour les étudiants, les militaires et les cartes Vermeil). Les vielles dames s'ètonnent d'un rien, d'un haute-contre, par exemple : "Mais on dirait qu'il chante comme une femme ! "

Ce qui frappe d'abord, chez les jeunes artistes, c'est l'effort. La recherche de la voix, de son assise. Tout est tendu: trop de mimètisme, trop de tentations de reproduire avec son corps ce que l'on a vu fonctionner chez les autres. L'émission du chant est pourtant aussi personnelle que la façon de marcher. Ensuite, c'est I'uniformité quasi générale, Berlioz chanté comme Puccini, Valentin transformé en Spartacus, Mimi en Olympia, Don Quichotte en Roi des aulnes. Comme si la seule chose importante était le contre-ut (ou plus), la fioriture notable, la capacité démonstrative. La diction n'est pas toujours limpide, avec chaque couleur nette pour chaque voyelle. Aucun candidat, toutefois, ne se révèle I'émule d'une Joan Sutherland, la grande soprano australienne totalement incompréhensible. Là dans le domaine de l'art lyrique comme ailleurs, il n'y a pas de régle d'or: on peut écouter Sutherland dans ses moments de grãce, on ne dècerne pas un mot, mais c'est sublime.

Quelques candidats se détachent. Jean-Marie Nirouet, premier prix, le haute-contre impressionnant, qui aime beaucoup les roses tant en anglais (Purcell) qu'en suédois (Sibelius). Hubert François, second prix, est une basse à la voix puissante, belle allure début du siècle et moustache ä la Montesquiou. Il s'impose dans un air de Gluck, diction impeccable, tonique. Parfait jusq'au ("largo al factotum") de Rossini, oú une note aigul" qui ne sort pas trahit à deux reprises quelque défaut technique, pardonnable et pardonné. Chez les femmes, LaurenceMonteynol a obtenu le premier prix (un beau "Nachtigall", de Berg). Seconds prix: Annie Kodric-Alix, Pascale Bendoyan et Florence Katz, qui a su trouver un étormant timbreblack pour les "Négresses", de Milhaud.

On ne trouve peut être plus de voix si puissantes que dans le passé, peutêtre ne sait-on plus épanouir les aigus des jeunes chanteurs, mais comme le dit paradoxalement Schwarzkopf: "Des chanteurs aujourd'hui? Il y ena trop." Un espoir de diva, une voix qui se détache, et on la propulse sur le devant de la scène. On se jette sur elle ê bras raccourcis, prétendant découvrir au moins une fois par an la nouvelle Callas.

Trop de contrats, trop de rôIes: lors de ses cours à Aix-en-Provence, Teresa Stich-Randall reprenait une éleve boulimique qui se voyait déjà Norma, Traviata, Isolde, Donna Anna et les autres, en lui rappelant que deux rôIes mozartiens suffisent amplement pour toute une vie. Comme tous les grands chanteurs le répè, c'est I'avion le plus grand coupable: un soir à Milan, le lendemain à New York, peu résistent à ce régime. Le plus curieux, c'est qu'au lieu d'induire une plus grande fidélité aux spécificités de chaque type de chant national (italien, russe, français, etc.) il provoque l'uniformisation des styles. Pour comprendre ce désastre actuel il suffit d'entendre Ninon Vallin chanter Debussy, dans les années 20, comme si elle était née au fin fond de l'Andalousie.

Mais il y a aussi défaut d'écoute de la part d'un public dont les critères sont de plus en plus étroits, et qui n'aime plus qu'un bel canto congelé. Où sont les voix de caractère, les grands-pères, les jeunes filles timides et aigrelettes, interprétés désormais par des Norma déçues, des Don José recalés à l'examen ?

Reste le choix du professeur, angoissant quand on sait leurs pratiques diverses et parfois absurdes (chanter le nez contre le mur, en sautillant, en tournant, etc.). En somme, le chant estaffaire aussi épineuse que la psychanalyse, et le choix d'un bon professeur, aussi angoissant que celui du transfertcorrect, d'autant plus que l'éloignement forcé des sources, le pèe lointain, perdu dans le passé, brise plus d'une voix à peine sortie de la gorge.


Click your back button to return where you came from...